Migrants : faire de l’hospitalité un principe

Publié le par Yves

 

Dans une tribune au « Monde », la juriste Mireille Delmas-Marty plaide pour une gouvernance mondiale du droit des migrations.

LE MONDE IDEES | 12.04.2018 à 14h47

Par Mireille Delmas-Marty, juriste, professeure émérite au Collège de France

Tribune. Face au désastre humanitaire qui accompagne les migrations humaines, l’hospitalité n’est pas affaire de morale ni de philanthropie. C’est une évidence et une urgence. L’évidence a été perçue dès le XVIIIe siècle par Kant, qui déduit un « principe d’hospitalité universelle » de la forme sphérique de la Terre : elle « oblige les êtres humains à se supporter parce que la dispersion à l’infini est impossible, et qu’originairement l’un n’a pas plus de droit que l’autre à une contrée ». A l’époque où Kant écrivait son Projet de paix perpétuelle (1795-1796), la population mondiale était d’environ un milliard d’humains – elle a dépassé sept milliards à présent.

Un siècle et demi plus tard, Pierre Teilhard de Chardin (1881-1955), autre grand visionnaire, évoquera à son tour la surface fermée de la Terre : « La masse humaine, après une période d’expansion qui couvre tous les temps historiques, entre présentement (...) dans une phase de compression que nous pouvons essayer de régulariser, mais dont rien ne permet de prévoir qu’elle doive désormais se renverser àjamais. » Il ajoute que le « serrage de la masse humaine » conduit à une « montée simultanée du social, de la machine et de la pensée dont la triple marée nous soulève ».

Un défi planétaire

Aujourd’hui, cette triple marée pourrait nous submerger. Depuis 1950, la population a progressé d’environ un milliard tous les quinze ans, et cette accélération vertigineuse s’accompagne d’une urbanisation galopante : la population urbaine devrait doubler d’ici à 2050 pour atteindre 6,5 milliards d’habitants. Or, 95 % de cette croissance se situera dans des pays en développement. La mobilité humaine a déjà augmenté plus vite que la population, qu’il s’agisse des déplacements voulus ou forcés. S’ajoute l’accroissement du nombre de mineurs, de plus en plus jeunes, qui arrivent en pays étranger sans accompagnateur. Beaucoup se retrouvent à la rue, notamment en France, malgré la hausse de 85 % des placements dans des structures d’accueil depuis 2017 (Le Monde du 9 mars).

Dans un rapport sur l’accueil des mineurs non accompagnés remis au premier ministre en février, l’Assemblée des départements recommande de prendre l’initiative d’une coopération renforcée entre les Etats membres de l’Union européenne, et propose d’associer le Conseil de l’Europe. La participation de celui-ci serait en effet judicieuse, car l’Union européenne, devenue lieu d’immigration, n’a pas su prendre la mesure d’un défi désormais planétaire. Ni l’Union ni ses Etats membres n’ont ratifié la convention de 1990 sur les droits de tous les travailleurs migrants et de leur famille, préférant créer l’agence Frontex pour garder les frontières et adopter la « directive retour » autorisant une rétention de six mois (jusqu’à dix-huit dans certains cas). En guise de réponse à la « crise » des migrations, on entend surtout dire que la montée en puissance des courants populistes, aux Etats-Unis comme en Europe, et tout récemment en Italie, devrait conforter le choix sécuritaire, qui domine d’ailleurs le projet

de loi français « pour une immigration maîtrisée et un droit d’asile effectif » en débat au Parlement.

Comment ne pas voir dans ces surenchères répressives un terrible contresens historique ? Comme l’a noté le Conseil d’Etat dans son avis du 15 février, l’urgent n’est pas de continuer à empiler des lois (seize lois majeures depuis 1980, et en moyenne une tous les deux ans depuis le code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile, en vigueur depuis 2005), mais d’en évaluer les effets. Certaines des mesures issues de la loi de 2016 n’ont pas encore une année d’exécution ! L’urgent est aussi de simplifier un régime juridique devenu incompréhensible (neuf catégories et quelques sous-catégories de mesures d’éloignement, quatre types de titre de séjour et dix-sept mentions différentes sur les titres délivrés...). Avant de parler d’efficacité, il faut, selon l’avis du Conseil, « des objectifs précis et mesurables » dont on connaisse « le coût et la praticabilité », afin de se concentrer sur la refonte des outils de politique publique.

L’urgent, enfin, est de mettre en place une gouvernance mondiale robuste. Comment croire que l’on va « maîtriser » l’immigration en allongeant les durées de la retenue pour vérification du droit de circulation et de séjour (de 16 à 24 heures) et de la rétention administrative (de 45 à 90 jours) ? En revanche, l’exposé des motifs du projet de loi sur l’immigration et le droit d’asile ne fait aucune mention des efforts de régulation mondiale. Notamment, dans le prolongement du rapport du secrétaire général de l’ONU de décembre 2017, « Making Migrations Work for All », d’un pacte mondial pour une migration « sûre, ordonnée et régulière », en cours de négociation en vue de son adoption dans le cadre d’une conférence intergouvernementale, prévue en décembre au Maroc.

Ce silence est d’autant plus regrettable que le projet de ce pacte s’inspire en partie du nouveau modèle de gouvernance mondiale imaginé pour le climat. La France, qui avait relevé le pari de la conférence de Paris en 2015, malgré les attentats terroristes commis peu avant, pourrait jouer un rôle moteur dans ces négociations. Le point de départ est le même constat d’interdépendance : de même qu’aucun Etat ne peut lutter seul contre le dérèglement du climat, aucun ne peut « à lui seul » gérer des « déplacements massifs de réfugiés et de migrants » (Déclaration de New York, Assemblée générale de l’ONU, 13 septembre 2016). Plus précisément : les conséquences des migrations « politiques, économiques, sociales, développementales ou humanitaires » atteignent non seulement les personnes concernées et leurs pays d’origine, mais les pays voisins et ceux de transit, ainsi que les pays d’accueil – y compris cette étrange catégorie des « pays tiers sûrs », abandonnée dans l’avant-projet français du 30 janvier, mais utilisée par l’Union européenne pour permettre à ses membres d’éloigner des demandeurs d’asile sans examiner leur situation.

Devoir de solidarité

Comme pour le climat, le devoir de solidarité résultant de cette interdépendance appelle des objectifs communs, une stratégie multi-acteurs et des responsabilités différenciées. Vingt-deux objectifs sont énumérés dans le futur pacte, marquant, comme l’avis du Conseil d’Etat, la nécessité d’une collecte des données pour éclairer les choix et mieux prendre en compte les effets tout en agissant aussi sur les causes. En ce qui concerne les acteurs, le pacte reconnaît la place centrale des Etats et du dialogue inter-étatique. Mais il insiste sur les partenariats avec les migrants et les diasporas, et plus largement avec la société civile dans sa diversité : les ONG et syndicats déjà globalisés, ainsi que les citoyens mobilisés au niveau local, spontanément solidaires malgré les risques de poursuites pénales. Ajoutons deux autres

acteurs majeurs que sont les collectivités territoriales infra-étatiques (Etats fédérés et grandes villes) et les scientifiques : comme les climatologues, démographes et anthropologues deviennent lanceurs d’alerte et veilleurs. Et au-delà des « vouloirs » civiques et du croisement entre « savoirs » scientifiques et expériences vécues, les entreprises transnationales, titulaires de « pouvoirs » économiques globaux, commencent à s’engager pour relever un défi qui les intéresse directement. Pourquoi ne pas étendre la responsabilité sociale des entreprises à la régulation des migrations ?

Facilitée par l’Organisation internationale pour les migrations, la synergie entre tous ces acteurs finira peut-être par faire bouger les Etats. Il resterait à transposer le principe des « responsabilités communes mais différenciées ». Apparue dans la convention climat de 1992, la formule renvoyait d’abord à la « dette écologique » dont les générations présentes ont hérité des générations antérieures et limitait l’engagement aux pays industrialisés. Le principe est désormais appliqué à tous. Les responsabilités sont « communes » parce que les objectifs sont communs, mais « différenciées » selon le contexte : économique (coût économique« acceptable »), social (lutte contre les exclusions) ou géographique (vulnérabilité de certains pays), voire technologique (dangerosité de certaines sources d’énergie). Pour les migrations, la Déclaration de New York pose le principe d’une coopération internationale entre tous les pays concernés et d’une « responsabilité partagée ». Il faudrait préciser des critères de différenciation, quantitatifs – comme la population, le PIB, le nombre moyen de demandes, le taux de chômage – ou qualitatifs – comme le caractère régulier et/ou massif des migrations.

La force et la faiblesse de ce nouveau modèle de gouvernance mondiale sont qu’il repose essentiellement sur la bonne volonté des acteurs. C’est pourquoi, pour être efficace, il doit être pleinement reconnu en termes de légitimité. La célébration des 70 ans de la Déclaration universelle des droits de l’homme, en décembre, pourrait offrir l’occasion de consacrer l’hospitalité comme principe juridique régulateur des mobilités humaines. A l’image du principe de développement durable qui a permis de pondérer innovation et conservation, le principe d’hospitalité permettrait de pondérer exclusion et intégration, et d’équilibrer ainsi les droits et devoirs respectifs des habitants humains de la Maison commune.

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